Diane Kruger (rôle d'Hélène) dans Troie de Wolfgang Petersen.
Chant III – « Ah ! comme je voudrais que tu sois impuissant ! »,
ne peut se retenir de dire Hector à Pâris à cause de qui tout a commencé. Le noeud sexuel, historique, anthropologique de l'Iliade - cette guerre du monde, ou monde des guerres, cette origine guerrière du monde. La réponse de l'intéressé est d'un grec typique :
« Hector, avec raison tu me blâmes : c'est juste. (....) Ne me reproche pas, pourtant, les dons charmants de l'Aphrodite d'or : les dons brillants des dieux ne sont pas méprisables - ceux qu'ils nous donnent seuls et que nul ne saurait par lui-même acquérir. »
Autrement dit, ce n'est pas de ma faute si je suis si beau, si classe, si fouteur de femmes et si fouteur de merde ! Tout ça, c'est la faute aux dieux, ça n'a jamais été que la faute aux dieux. Même Priam le reconnaît devant Hélène qui s'accuse avec une violence quasi chiite de tous les maux qui s'abattent sur Troie, se traitant elle-même de « face de chienne ! » (elle fera ça à chacune de ses apparitions) :
« Tu n'es coupable en rien, pour moi, mais les dieux seuls sont coupables de tout, eux qui m'ont suscité cette guerre cruelle avec les Danaens. »
Cruauté des dieux mais qui va de pair avec cette innocence sauvage de l'homme antique, présocratique, que le christianisme mettra en pièce et que Nietzsche voudra retrouver. Au rapport dieux inhumains / hommes inhumains succèdera bientôt le rapport Dieu d'amour / hommes sauvés. Mais n’allons pas trop vite.
Pour le moment, Aphrodite protège outrancièrement Pâris. Alors que celui-ci allait être perforé par la lance de Ménélas et sans doute périr, le voilà escamoté en plein combat par celle-ci :
« elle peut aisément le faire, étant déesse ; elle cache le preux sous un épais brouillard et va le déposer dans sa chambre odorante aux suaves parfums. »
Et c'est l’extraordinaire confrontation entre Hélène et Aphrodite bien analysée par Pascal Zamor (encore lui !) sur son blog : l'humaine exhortant la divine à renoncer à sa condition de déesse et à devenir sa femme (ou son esclave). Puisqu'elle aime tant le bellâtre, qu'elle le rejoigne vraiment. Qu'elle fasse ce que fera un jour Brunnehilde pour Siegfried. Mais bien trop antique, Aphrodite ne peut accepter cette conversion à l'humanité et prouvant par là que la condition humaine n'est pas la plus enviable. Pas d'envie d'Incarnation chez les dieux de l'olympe.
Celui qui se fout de tout ça, c'est bien Pâris qui ne pense qu'à se mettre au lit avec Hélène car rarement
« aussi fort [qu'] aujourd'hui [le] possèdent l'amour et le désir suave ».
Rubens, mort d'Achille
Sa déesse l'a sauvé contre toutes les lois de la nature, que demander de plus ? Rappelons que c'est Pâris qui aura un jour la peau d'Achille - l'homme efféminé l'emportant contre toute attente sur l'homme ultra viril, le bellâtre protégé par la déesse Amour plus fort que l'homme le plus fort. Et cette scène de se terminer sur une phrase aussi troublante (et inquiétante) que celle représentée dans Le verrou de Fragonard :
« Après ces mots, vers le lit il marche le premier ; son épouse le suit. »
Consentante, au moins ?
Hélène enchaînée. Hélène qui « ne vit, semble-t-il, que dans l'horreur d'elle-même », écrit Rachel Bespaloff. Hélène, comme Anna Karénine, qui n'a voulu croire qu'en l'amour et s’est retrouvée en exil.
« Hélène, dans son palais de Troie, Anna dans la gare où elle va se jeter sous le train, se retrouvent devant leur rêve détérioré et ne peuvent s'accuser d'autre chose que d'avoir été dupes de la dure aphrodite. Tout ce qu'elles prodiguent se retournent contre elles, tout ce que touche leur beauté est calciné ou pétrifié. »
Hélène qui s'insulte comme une chiite, disais-je plus haut, ce qui est très curieux dans l'univers grec où l'on ne cesse de répéter que tout est de la faute des dieux. Hélène prête à se déclarer coupable dans un univers qui se pense avant tout comme innocent. Hélène, quasi sacrificielle. Hélène, première conscience préchrétienne ? Il est vrai que dans ce monde qui ignore encore le pardon et la rédemption, la culpabilité ne sert à rien sauf à chuter sans fin. Car
« il s'agit bien d'une chute, mais d'une chute sans date que ne précède aucun état d'innocence et ne suit aucune rédemption - chute perpétuelle d'un devenir créateur dans la mort et l'absurde. »
Et c'est pourquoipour Bespaloff :
« Nietzsche, en proclamant l'innocence du devenir, s'éloigne de l'antique autant que du christianisme ».
En vérité, il n'y a jamais eu « d'innocence du devenir » pas plus qu'il n'y a eu « d'inconscient créateur ». Nietzsche, comme Rousseau, ont fantasmé chacun leur âge d'or. L'Iliade n'est pas un monde gai - ni d'ailleurs gay. Ca ne rigole jamais chez les Preux ! Et Hélène, plus que toute autre, traîne sa plainte sur les remparts. Le seul qui la comprenne, c'est encore Hector. Complicité existentielle d'Hector et d'Hélène, sans doute la plus belle invention relationnelle d'Homère : l'amitié compassionnelle et intellectuelle entre un homme et une femme. A la mort d'Hector, les pleurs d'Hélène seront les plus beaux :
« Voici vingt ans déjà que je suis partie de là-bas et que j'ai quitté mon pays, et de toi jamais je n'entendis mot méchant ni amer... Je pleure donc sur moi, malheureuse, autant que sur toi, d'un coeur désolé. Nul désormais dans la vaste Troade qui me témoigne quelque douceur et amitié : tous n'ont pour moi que de l'horreur. »
Hélène, noble femme, et la plus belle d'entre toutes, mais condamnée par un sort injuste à faire le malheur de deux peuples. Mais Hélène qui ne se dépare jamais de sa dignité et de sa grandeur. Hélène qui est, comme on dit, au-dessus de la mêlée. Et peut-être même sa présence préserve-t-elle en même temps qu'on se massacre en son nom.
« Jusqu'au fond de sa misère, écrit superbement Bespaloff, Hélène garde la majesté qui met le monde à distance et fait reculer la vieillesse et la mort ».
Reculer n'est pas abolir, mais c'est déjà énorme dans ce monde que de le faire. En ce sens, mille fois oui, Hélène serait
« l'immortelle Apparence [qui] protège et maintient le monde de l'Etre. »
Apparence qui ne nous est jamais décrite. Homère ne dit en effet pas un mot de la beauté d'Hélène ni d’ailleurs des autres femmes -
« comme s'il y avait là je ne sais quoi de sacrilège : une anticipation interdite de la béatitude. Nous ignorons la nuance des yeux d'Hélène, la couleur des tresses de Thétis, la courbe de l'épaule d'Andromaque. Aucune particularité, aucune singularité ne nous est révélée, et pourtant nous voyons ces créatures, nous les reconnaîtrions, nous ne pourrions les confondre. On se demande par quels moyens impalpables Homère parvient à nous communiquer à ce point le sentiment de la réalité plastique de ses personnages. »
Peut-être parce qu'Homère n'avait pas besoin de voir pour sentir et faire sentir. Peut-être parce qu'un art d'aveugle est celui qui nous rend compte le plus de la beauté.
Offenbach, Orphée aux enfers, opéra de Lyon, 1997, le "choeur de la révolte" (à partir de 0h58)
Dans l'Iliade, le comique vient des dieux. Cause de tout et responsables de rien (contrairement aux hommes, cause de rien mais responsables de tout), ils rivalisent en caprice, incohérence, infantilisme, partialité à l'égard des hommes qu'ils incitent sans sourciller au massacre interhumain. Mais peut-être parce que, et comme le dit Vernant, les dieux sentent qu'ils n'en ont plus pour longtemps, que bientôt ils disparaîtront au profit d'un seul dieu, autrement plus puissant, et qu'il faut bien faire quelque chose pour exister encore un peu dans la mémoire des hommes - et donc leur faire des coucous sanglants de circonstance. L'Olympe est un salon mondain où l'on décide qui va mourir ou qui va survivre comme dans Guerre et Paix ou Les Sentiers de la gloire.
« Vous êtes cruels et malfaisants »,
leur hurle Apollon qui ne les aime pas - Apollon, réputé si cruel (épisode Marsyas) et si imbu de lui-même, est dans l'Iliade le dieu le plus sage et le plus dégoûté. Ami d'Hector et maître d'Homère, précise Rachel Bespaloff. Et c'est cela qui va bientôt disparaître : l'amitié (et donc l'inimitié) entre les hommes et les dieux remplacée par le seul amour (sans haine) entre un dieu et tous les hommes. N'oublions jamais que contrairement à ce qui va se passer avec Yahweh, il y a des forces supérieures aux dieux dans la mythologie grecque. Zeus et les autres peuvent mourir. Au-dessus d'eux règnent des divinités cosmiques comme le Destin, la Discorde, la Force, l'Energie, qui peuvent les pulvériser comme de simples mortels. Les dieux grecs ne sont ni sacrés ni cosmiques. Même Zeus ne peut rien contre les forces de l'univers - et c'est parce qu'il est sans doute plus conscient que les autres de cet état de fait qu'il est le maitre des siens. Sans Zeus, les dieux auraient péri depuis longtemps à force de connerie. Ainsi Zeus aime-t-il Hector et est-il sans doute, dans son « cœur », du côté de Troie, mais en même temps il sait que Troie doit périr et qu'Hector doit mourir. Pourquoi ? En quel honneur ? Mystère et boules de gomme. Il le sait, c'est tout, et il doit faire en sorte que cela advienne. Sa seule marche de manoeuvre, au Jovial, c'est de retarder les choses, éventuellement de les compliquer, mais à la fin, il doit laisser faire ce que les forces cosmiques ont décidé.
En fait, dans la cosmologie antique, C'EST LA NATURE QUI VEUT LA GUERRE, c'est la nature qui est guerre,
« c'est la nature qui participe aux luttes des hommes, et le ciel et la terre et les monts et les fleuves s'intéressent au conflit ».
Ni doux anéantissement comme dans le bouddhisme ou justice divine avec rétribution des mérites et vie éternelle comme dans le judéochristianisme, non une simple lutte des forces, une vie purement conflictuelle, une vie qui naît du conflit. D'où Achille. Et c'est contre ce fascisme originaire de la vie, ce nazisme ovulaire, ce carnage spermatique, que vont s'ériger les grandes religions (même la plus con).